Deux gradins de jardins étroits s’étirent à l’ouest de la maison. Une terrasse dans les règles de l’art, au-dessus du jardin plus sombre où des marches de pierre et des statues en ciment disparaissent presque sous la moisissure verte laissée par les pluies. C’est là que le sapeur a dressé sa tente. La pluie tombe, la brume monte de la vallée, et l’autre pluie, celle qui vient des branches de cyprès et de pins, arrose cette poche sur le flanc de la colline où le ciel est à moitié dégagé.

Seuls des feux peuvent assécher le jardin supérieur, plongé en permanence dans l’ombre et l’humidité. À la fin de l’après-midi, juste avant le crépuscule, ils apportent, pour les brûler, des déchets de madriers, des chevrons arrachés par les bombardements, des branches cassées, des mauvaises herbes arrachées par Hana, foins, orties. Les feux humides dégagent de la vapeur, la fumée à l’odeur de plantes se coule dans les buissons, dans les arbres, avant de se dissiper sur le perron. Elle atteint la fenêtre du patient anglais, qui saisit au passage des voix à la dérive, parfois un éclat de rire en provenance du jardin enfumé. Il déchiffre l’odeur, remontant jusqu’à ce qui a été brûlé : du romarin, pense-t-il, du laiteron, de l’armoise, il y a aussi autre chose, quelque chose d’inodore, peut-être de la violette des chiens ou du faux tournesol, qui apprécie le sol légèrement acidifère de la colline.

Le patient anglais conseille Hana sur les plantations. « Arrangez-vous pour que votre ami italien vous trouve des graines, il semble s’y connaître. Ce qu’il vous faut, ce sont des feuilles de prunier. Et aussi des œillets écarlates et des œillets indiens. En latin, pour votre ami latin : Silene virginica. La sarriette rouge est bonne. Si vous aimez les pinsons, trouvez des noisetiers et des cerises de Virginie. »

Elle note tout cela, puis elle range le stylo dans le tiroir de la petite table où elle garde le livre qu’elle lui lit, ainsi que deux bougies et une boîte d’allumettes. Il n’y a pas de matériel médical dans cette pièce. Elle le cache ailleurs. Si Caravaggio a décidé de le chercher par toute la maison, elle ne veut pas qu’il dérange l’Anglais. Elle glisse dans la poche de sa robe le bout de papier portant le nom des plantes, afin de le donner à Caravaggio. Maintenant que le désir s’est mis de la partie, elle commence à se sentir mal à l’aise en compagnie des trois hommes.

Si toutefois il s’agit bien là d’attirance physique. Si tout cela a quelque chose à voir avec l’amour de Kip. Elle aime poser son visage tout en haut du creux de son bras, dans cette rivière brun foncé, et rester éveillée ainsi engloutie, contre le pouls d’une veine invisible, dans sa chair. La veine qu’il lui faudrait repérer afin d’y injecter une solution saline s’il était mourant.

 

Vers deux ou trois heures du matin, elle laisse l’Anglais et traverse le jardin en direction de la lampe tempête du sapeur, suspendue au bras de saint Christophe. Entre la lampe et elle, c’est l’obscurité absolue, mais elle connaît le moindre buisson, le moindre arbrisseau. Elle passe près du feu, il est bas et rose, presque épuisé. Parfois elle recouvre de sa main la cheminée de verre, puis elle éteint la flamme ; parfois elle la laisse brûler, pénètre par les rabats repliés de la tente et va se glisser contre son corps, contre le bras qu’elle veut. Sa langue est un tampon d’ouate, sa dent une aiguille, sa bouche un masque distillant les gouttes de la codéine qui l’endort, qui ralentit et assoupit son cerveau immortel sans cesse en activité.

Elle plie sa robe de cachemire, la pose au-dessus de ses chaussures de tennis. Elle sait qu’en ce qui le concerne, le monde peut s’arrêter, seuls quelques principes gardent un sens. Remplacer le TNT par de la vapeur, puis l’évacuer, et… Il pense et repense à tout cela, elle le sait, tandis qu’elle dort à ses côtés, chaste comme une sœur.

La tente et le bois sombre les entourent.

Le réconfort qu’ils se donnent l’un à l’autre est à peine supérieur à celui qu’elle apportait à d’autres, dans les hôpitaux provisoires d’Ortona ou de Monterchi. Son corps pour ultime chaleur, son murmure pour consolation, son aiguille pour donner le sommeil. Mais le corps du sapeur ne laisse rien pénétrer qui provienne d’un autre monde. Un garçon amoureux qui refuse de manger la nourriture qu’elle prépare, qui n’a que faire, ou qui ne veut pas de la drogue dans une aiguille qu’elle pourrait lui glisser dans le bras, comme le fait Caravaggio, ni de ces onguents du désert dont l’Anglais raffole, baumes et pollen pour se rétablir, comme l’avaient fait les Bédouins. Juste pour le réconfort du sommeil.

 

Il y a des ornements qu’il dispose autour de lui. Des feuilles qu’elle lui a données, le restant d’une bougie, et, dans sa tente, le poste à galène et le sac à dos bourré des outils du métier. Il a émergé du combat avec un calme qui, même s’il est factice, est pour lui synonyme d’ordre. Il continue à faire preuve de rigueur, suivant le faucon qui plane sur la vallée dans le V de sa mire, décortiquant une bombe sans détourner son regard de ce qu’il cherche tandis qu’il attrape une thermos, la débouche et boit.

Nous autres, nous ne sommes que la périphérie, pense-t-elle, ses yeux ne se posent que là où il y a danger, son oreille n’est attentive qu’à ce qui peut se passer à Helsinki ou à Berlin et lui parvient par ondes courtes. Même lorsqu’il se montre un amant plein de tendresse et que, de sa main gauche, elle le tient au-dessus du kara, là où se raidissent les muscles de son avant-bras, elle se sent invisible à ce regard égaré, jusqu’à ce qu’il pousse son grognement, au moment où sa tête retombe contre son cou.

Tout ce qui n’est pas dangereux est périphérique. Elle lui a appris à faire un bruit, ce bruit, elle l’a désiré de lui, c’est là le seul point sur lequel il se montre tant soit peu détendu depuis le combat. Comme s’il acceptait enfin de signaler sa position dans le noir, de manifester son plaisir par un bruit humain.

Nous ignorons à quel point elle est amoureuse de lui, ou lui amoureux d’elle. Jusqu’à quel point c’est un jeu de secrets. Plus ils deviennent intimes, plus l’espace entre eux grandit, pendant la journée. Elle aime la distance qu’il lui laisse, les espaces auxquels il présume qu’ils ont droit. Cela donne à chacun une énergie personnelle, une aire lorsqu’il passe sans mot dire en dessous de sa fenêtre, en parcourant les six cents mètres pour rejoindre les autres sapeurs, en ville. Il lui tend une assiette ou de la nourriture. Elle pose une feuille sur son poignet brun. Ou bien ils travaillent, avec Caravaggio entre eux, à cimenter un mur qui s’effondre. Le sapeur chante ses chansons de l’Ouest que Caravaggio apprécie, même s’il prétend le contraire.

« Pennsylvania six-five-oh-oh-oh », halète le jeune soldat.

 

Elle apprend toutes les variétés de sa couleur sombre. Celle de son avant-bras par rapport à celle de son cou. La couleur de ses paumes. De sa joue. De la peau sous le turban. Le foncé des doigts qui séparent fils rouges et fils noirs, ou qui prennent le pain sur l’assiette métallique dont il se sert encore pour ses repas. Puis il se lève. Son indépendance leur paraît grossière, alors que lui y voit, à coup sûr, le comble de la politesse.

Elle aime avant tout les couleurs humides de son cou lorsqu’il se baigne. Sa poitrine moite de sueur à laquelle ses doigts s’agrippent lorsqu’il est au-dessus d’elle. Ses bras sombres et vigoureux dans l’obscurité de sa tente, ou dans sa chambre, comme le soir où les lumières de la ville, enfin dispensée du couvre-feu, s’étaient insinuées entre eux, depuis la vallée, comme le crépuscule éclairant la couleur de son corps.

 

Plus tard, elle se rendrait compte qu’il ne s’était jamais permis d’être son obligé, et réciproquement. Elle ouvrirait de grands yeux en tombant sur ce mot dans son roman, consulterait un dictionnaire. Obligé. Être lié par une obligation. Et lui, elle le sait, ne se l’est jamais permis. Si elle traverse les deux cents mètres de jardin obscur qui la séparent de lui, c’est son choix à elle, elle peut le trouver endormi. Non par défaut d’amour, mais par nécessité. Pour avoir l’esprit clair face aux objets dangereux qui l’attendent le lendemain.

Il la trouve remarquable. Il s’éveille et la voit dans le faisceau de sa lampe. Il aime par-dessus tout son air intelligent. Le soir, il aime sa voix lorsque, pour une broutille, elle se lance dans une discussion avec Caravaggio. Il aime la façon dont elle se glisse contre son corps, comme une sainte.

Ils parlent. Timide mélopée de sa voix dans l’odeur de toile de leur tente, qui a été la sienne pendant toute la campagne d’Italie et qu’il soulève pour la toucher de ses doigts délicats comme si elle aussi faisait partie de son corps, aile kaki dont il s’enveloppe la nuit. Son monde à lui. Ces nuits-là, elle se sent bien loin du Canada. Il lui demande pourquoi elle ne peut dormir. Elle gît là, agacée par son indépendance, par l’aisance avec laquelle il s’isole du monde. Elle veut un toit en tôle ondulée pour la pluie, deux peupliers qui frissonnent devant sa fenêtre, un bruit qui berce son sommeil. Elle veut les arbres et les toits endormis de son enfance, à l’est de Toronto, puis (pendant deux ans) chez Patrick et Clara, au bord de la Skootamatta, et (plus tard) dans la baie de Géorgie. Elle n’a pas retrouvé d’arbre endormi dans ce jardin pourtant épais.

« Embrasse-moi. C’est de ta bouche dont je suis le plus purement amoureuse. De tes dents. » Et plus tard, lorsque sa tête est retombée sur le côté, vers l’air, près de l’ouverture de la tente, elle a murmuré, elle seule pouvait l’entendre : « Peut-être qu’il faudrait demander à Caravaggio. Mon père m’a dit un jour que Caravaggio était un éternel amoureux. Non seulement il tombe amoureux, mais il se perd dans ses amours. Jamais il ne sait où il en est. Il est toujours heureux. Kip ? Tu m’entends ? Je suis si heureuse avec toi. Si heureuse d’être comme ça avec toi. »

 

Ce qu’elle voulait, c’était une rivière, pour y nager tous les deux. Nager sous-entendait pour elle un cérémonial évoquant celui de la salle de bal. Pour lui, le mot rivière, ou fleuve, n’avait pas le même sens. Il était entré en silence dans le Moro, tirant le harnais où étaient fixés les câbles du pont escamotable. Les panneaux d’acier boulonnés glissaient derrière lui dans l’eau comme une créature vivante, puis le ciel s’était embrasé sous le feu de l’artillerie ; à côté de lui, au milieu du fleuve, quelqu’un coulait. Ils plongèrent et replongèrent pour récupérer les poulies et les grappins, tandis que les fusées au phosphore qui zébraient le ciel illuminaient la boue, les surfaces et les visages.

Pendant une nuit entière, ils ont pleuré, hurlé, en s’aidant mutuellement à ne pas devenir fous. Leurs vêtements étaient gonflés par les eaux hivernales. Petit à petit, le pont se transformait en route au-dessus de leurs têtes. Deux jours plus tard, ils rencontrèrent un autre fleuve. Chacun de ces cours d’eau était dépourvu de pont, comme si son nom avait été effacé, comme un ciel sans étoiles, une maison sans portes. Les unités de sapeurs y pénétraient avec des cordes, ils charriaient des câbles sur leurs épaules et serraient les boulons enrobés de graisse pour ne pas faire grincer le métal. Puis l’armée passait. Le convoi roulait sur le pont préfabriqué tandis que les sapeurs étaient encore dans l’eau.

Que de fois ils furent surpris au milieu du courant quand les premiers obus commençaient à tomber, illuminant le rivage boueux, brisant l’acier et le fer. Rien ne les protégeait, le fleuve brun était comme une soie face au métal qui le déchirait.

Il en détourna son esprit. Il savait faire le coup du sommeil rapide à cette femme qui avait ses fleuves à elle, ses fleuves perdus.

Oui, Caravaggio lui expliquerait comment couler dans l’amour.

Et même comment couler dans l’amour prudent. « Je veux t’emmener jusqu’au Skootanatta, Kip, disait-elle. Je veux te montrer Smoke Lake. La femme que mon père aimait vit là-bas, au bord des lacs, elle est plus à l’aise en canot qu’en voiture. Le tonnerre et les sautes de courant me manquent. Je veux que tu rencontres la Clara des canots. La seule qui reste de ma famille. Mon père l’a abandonnée pour une guerre…  »

 

Elle se dirige sans le moindre faux pas, sans la moindre hésitation vers la tente où il passe la nuit. Les arbres tamisent le clair de lune, comme si la lumière diffractée par le globe d’une salle de danse l’avait prise au piège. Elle pénètre dans sa tente, pose l’oreille contre son torse endormi et l’écoute, de la façon dont il écouterait le mécanisme d’horlogerie d’une mine. Deux heures du matin. Tout le monde dort, sauf elle.

Le patient anglais: L'homme flambé
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